L'histoire du manoir de Dur-Écu
< 1066: légende et archéologie
La Hague regorge de légendes, certaines se retrouvant à l’identique très loin, jusqu’en Russie. Certaines maisons, certaines landes ou rochers y sont associés. Dur-Écu n’a pas cet honneur, mais il est vrai que son nom provient lui-même d’une légende, associée aux exploits de Guillaume le Conquérant.
Plusieurs versions circulent. Guillaume se battait-il contre les Bretons (y aurait-il une rivalité entre Normands et Bretons ? cela ne parait guère possible !) ou bien l’action se passait elle à Hastings en 1066 lors du débarquement en Angleterre ?
Toujours est -il qu’ un ennemi se jeta sur le duc et dirigea sa hache vers sa tête. Un des compagnons de Guillaume – Richard le Fort, dit-on – le sauva au dernier moment, en interposant son bouclier – son écu, comme on l’appelait alors – entre la hache de l’ennemi et la tête de Guillaume.
La hache se ficha dans le bois de l’écu, qui ne céda pas. Guillaume était sauvé ! On célébra ensuite cet écu et l’on donna le nom de Dur-Écu ou de Fortescu à des familles et à des maisons fortes qui avaient pour vocation de protéger la Normandie (1). la Manche est un des départements où il y a le plus grand nombre de noms de lieux de ce type.
Il ne faudrait cependant pas croire que l’emplacement du manoir de Dur-Écu n’a été habité qu’au moment du règne de Guillaume. Le site est en effet peuplé depuis la préhistoire. Il y a 10 000 ans, un marais s'étendait de la colline à la mer, qui était plus loin que maintenant. Progressivement, cette tourbière se boise avec de l’aulne et du hêtre. Ce n’est qu’ensuite que la mer a grignoté le littoral et s’est donc rapprochée.
Il est ainsi logique que des hommes se soient fixés au pied de cette colline, à cet endroit alimenté en eau par un ruisseau, le Caudar, et un puits. On est au bord d’une route qui à l’époque préhistorique devait être le sentier menant vers le cap de la Hague.
On pense maintenant que la plage de Nacqueville était à la période de la Tène (derniers siècles avant JC) un des ports principaux du commerce avec Hengistbury Head, en Angleterre. On y importait notamment des bracelets en lignite qui étaient façonnés sur place. La région immédiate déployait donc une activité économique importante.
Plus tard le sentier préhistorique est devenu dans les temps gallo-romains la principale route allant de l’actuel Cherbourg vers les villages de la Hague. D’ailleurs les fouilles ont montré des fragments de tuiles romaines. Au moyen-age, la route est devenue chemin royal. A un moment inconnu, le besoin d’une maison forte pour contrôler cette route, ou se défendre contre ses usagers (ou encore leur faire payer un octroi), a fait naitre ce qui allait devenir Dur Ecu (2).
Actuellement nous voyons devant le manoir des champs et très vite la mer, alors qu’il y a 2000 ans les terres n’étaient vraisemblablement pas défrichées et que les arbres allaient beaucoup plus loin. Au XIXème siècle on a appelé cela la foret de Bannes et on disait que des restes de troncs se prenaient dans les filets des pêcheurs aux environ de la balise du raz de Bannes. Tempête après tempête, la mer a donc énormément gagné, et c’est à l’occasion d’un de ces grignotages que des restes d’occupation préhistoriques ont été découverts.
(1) J e remercie Monsieur Jerome Focret qui m’a signalé les sites très bien faits des familles Fortescu de France et d’Angleterre et je vous renvoie à une page plus détaillée sur les Durecu et les Fortescu
(2) Un grand merci à Gérard Vilgrain-Bazin (sans parenté avec l’auteur de ce site !) qui a coordonné des contributionsde J. Deshayes et de J-P. Coutard (citant H. Elhaï)
1200: les origines
La légende rappelée plus haut devait être vivante dans la Manche, car il y avait à l’origine 4 lieux qui portaient le nom de Dur Ecu. Les archives attestent dès 1247 la présence d’une famille Durescu ou Durécu. La société féodale était organisée en suzerains et vassaux et en fiefs et sous fiefs. Aussi cette famille détenait notamment le quart de fief de Durécu à Gatteville (10km à l’est de Cherbourg) qui comptait parmi ses sous-fiefs le huitième de fief de Dur-Ecu à Urville-Hague (maintenant Urville-Nacqueville).
L’ensemble, qui était placé en bordure du chemin royal reliant Cherbourg à la Hague, est revenu au domaine du roi en 1307 sous Philippe le Bel, qui le donna à un serviteur de la couronne (nous dirions aujourd’hui haut fonctionnaire) contre une rente de 60 livres tournois, payable à la Saint Michel. Celui-ci le revendit à un bourgeois anobli de Carentan, mais actif à Cherbourg. Depuis, les Dur-Ecu de Gatteville et d’Urville changèrent souvent de main, mais ont toujours appartenu à des familles ayant des attaches locales.
On peut facilement s’imaginer le style de vie des seigneurs de Dur-Ecu en lisant le journal de Gilles de Gouberville, qui mentionne d’ailleurs son propriétaire. Aux environs de 1600, le Dur-Ecu à Urville fut vendu par les Heuzey à Thomas Lesdos, une famille en vue. Un des Lesdos vendit d’ailleurs en 1689 une maison au Hameau de Gruchy à Charles et Philippe Millet, père et fils, ancêtres de Jean François Millet. La maison natale du célèbre peintre a t’elle donc eu un propriétaire commun avec le manoir de Dur-Ecu ?
1600: fief noble ou ferme ?
le Dur-Ecu à Urville, depuis ses origines en tant que sous-fief, semble avoir rarement été le lieu de résidence des propriétaires. Il était exploité en ferme (on cite en 1708 le nom de Pierre Damourette comme fermier) depuis longtemps. A un moment inconnu, s’est produit la première séparation du « domaine utile », c’est à dire la propriété pratique du sol et des bâtiments, du « fief noble » détenant une parcelle de cette petite noblesse à laquelle aspiraient beaucoup de gens aisés, ayant réussi dans leurs activités. On achetait un fief noble (sans avoir besoin de la terre correspondante) car c’était un des éléments qui permettaient de se faire anoblir. Ensuite on se disait qu’avoir le domaine correspondant pourrait être utile, donc on le rachetait, …jusqu’à ce que l’on revende l’un ou l’autre quelques années plus tard. Cela est arrivé à plusieurs reprises au manoir de Dur-Ecu. Une conséquence de l’absentéisme des propriétaires a été un assez constant mauvais entretien des bâtiments, qui a du être la cause de l’effondrement à une époque inconnue du donjon.
Notons un premier débarquement des Anglais sur la plage d’Urville sous François 1er. Notre correspondant n’étant pas en fonction à cette date, nous ne savons malheureusement pas quel impact ce débarquement a pu avoir sur Dur-Ecu. Ce qui est sur cependant, c’est que l’Amirauté britannique à gardé de bonnes archives…
1758: les Anglais débarquent !
Fidèle à sa politique d’équilibre des forces sur le continent européen, l’Angleterre voulait d’obliger le Roi de France à maintenir des armées sur sa façade atlantique (et donc à être moins menaçant envers nos voisins de l’est).
Pour cela, les Anglais débarquaient régulièrement sur les côtes de l’Atlantique ou de la Manche, faisaient un petit tour avec leurs troupes et repartaient quand les renforts français arrivaient.
Afin de créer également une certaine animation, les Français effectuaient à leur tour des débarquements en Irlande, au pays de Galles ou sur la côte sud de l’Angleterre.
Pour leur D Day de 1758, la Royal Navy (avec un futur roi à son bord) choisit la plage d’Urville comme tête de pont, peut-être en raison du précédent sous François 1er . C’est le pigeonnier de Dur-Écu qui servit d’amer pour les manœuvres d’approche et le manoir a été un des premiers lieux occupés par les Anglais. De là, les troupes ennemies partirent sur Cherbourg, puis poussèrent vers le sud. Cette occupation temporaire a été à l’origine de la décision de créer à Cherbourg une rade artificielle, afin d’y maintenir une flotte de guerre.
1773: les propriétaires actuels s’installent
C’est en effet à la veille de la révolution que la famille Le Moigne, dont les descendants sont encore actuellement propriétaires, acheta le manoir. Il s’agissait d’une famille d’agriculteurs installée dans la Hague depuis un siècle et qui déménagea d’Omonville la Rogue à Dur-Écu après avoir fait de gros travaux de réparation. Manifestement ils ne s’intéressaient pas à l’obtention du fief noble, ce qui aurait été d’ailleurs un fort mauvais investissement 16 ans avant la révolution !
Pour continuer à mettre en valeur le domaine agricole, Jean-Louis Le Moigne construisit en 1808 les 3 moulins à eau sur le Caudar (le ruisseau qui traverse Dur-Ecu et se jette dans la mer), et vraisemblablement à la même époque un moulin à vent sur la colline.
Le nom de la famille Le Moigne est vraisemblablement à l’origine du nom de « l’issue aux moines » donnée au chemin qui mène à la mer entre Dur-Ecu et Urville-Nacqueville. Au XIXème siècle, à une époque où (relativement) grande propriété terrienne et qualité de maire allaient souvent ensemble, plusieurs Le Moigne ont été maires d’Urville. A la fin du XIXème siècle, Dur-Ecu a été donné en fermage, la famille Bienvenu l’exploitant jusqu’à la Deuxième Guerre Mondiale.
1944: bombardements
Au début de la guerre, Dur-Écu a été occupé par les Allemands, qui sont ensuite partis pour des locaux plus… confortables.
La Hague était dans son ensemble une zone stratégique, accessible uniquement par laisser-passer, notamment car les Allemands y avaient installé leur version du radar. Par contre, les troupes d’occupation « au quotidien » n’étaient pas forcément allemandes et on connait en particulier la présence du 795ᵉ bataillon Géorgien.
Toute la côte a été bombardée par les alliés en préparation du débarquement du 6 juin 1944.
Les communes de Gréville, Urville et de Nacqueville ont été bombardées en 3 étapes , car un important ensemble allemand d’écoute et de transmissions y était situé sur 3 sites, les forts de Gréville et de Nacqueville ainsi que dans un champ au-dessus de Dur-Écu.
Le 30 mai le centre de Gréville est bombardé et détruit.
Le 1er juin 1944 le squadron 346 de la Royal Air Force effectue un premier bombardement d’Urville qui fait très attention à ne pas bombarder les maisons d’habitations. Pas étonnant, car ce squadron est l’ex-unité française Guyenne déplacée d’Afrique du Nord en Angleterre et dont c’était la première mission. C’est à ce moment que Dur-Écu est atteint, et son centre d’écoute « La Ferme d’Urville » hors service.
Le 3 juin deux squadrons – Australiens cette fois ci – bombardent un peu tout avec des dégâts humains et matériels très important mais cette fois ci le Fort de Nacqueville est détruit.
La RAF put ainsi affirmer que le plus important centre d’écoute de Normandie avait été détruit…3 jours avant D-Day !
Marie-Hélène René-Bazin, propriétaire descendante des Le Moigne, reprit ensuite la ferme en direct, aidée par son fils Jean. Leur premier objectif était de restaurer le manoir.
le manoir que vous voyez est donc le résultat des efforts de 3 générations d'une même famille, assistées d'artisans passionnés et talentueux.